Un petit manifeste si grand

Analyse
Author
Peter Mertens
PTB-PVDA

Préface de Peter Mertens, à la nouvelle édition du Manifeste du parti communiste à l'occasion de son 175ème anniversaire, éditions EPO, Anvers, Belgique, février 2023

Table des matières

Au berceau du Manifeste
- 1836-1842 : Berlin et la découverte de Hegel
- 1842-1844 : un rédacteur en chef à Cologne et le prolétariat à Paris
- 1845-1848 : Bruxelles et la Ligue des communistes

Les idées maîtresses du Manifeste
- Le vent du changement
- C’est l’économie !
- La mondialisation capitaliste
- Progrès technologique
- Les êtres humains font leur propre histoire
- La classe travailleuse, la classe d’avenir

 

Le 3 mars 1848, la police bruxelloise est informée du fait que le couvre-feu n’est pas respecté à la pension Bois sauvage, située place Sainte-Gudule, où la famille Marx loge temporairement. Un très zélé commissaire adjoint mène l’enquête et opère une descente dans la pension. On demande ses papiers à Marx, mais celui-ci, distrait, sort à la place un pamphlet de sa poche. Son titre proclame : « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! » Les gardiens de la loi n’apprécient guère. Karl Marx et sa femme Jenny Von Westphalen sont arrêtés et conduits à l’Amigo, le cachot situé derrière l’hôtel de ville de Bruxelles. Dès le lendemain, la famille Marx est expulsée du pays – une expulsion en fait déjà décidée depuis un certain temps. Cette anecdote est emblématique : peu importe qui lui demande ses papiers, Marx est internationaliste.

L’appel à l’union internationale constitue la dernière phrase du Manifeste du parti communiste. Il y a exactement 175 ans aujourd’hui, Karl Marx y apportait la touche finale, avec l’aide de son compagnon d’armes Friedrich Engels. C’était en janvier 1848, rue Jean d’Ardenne au numéro 50.

Lorsque Copernic, Kepler et Galilée ont affirmé que la Terre et de nombreuses autres planètes tournaient autour du Soleil et que, par conséquent, la Terre n’était pas le centre de l’univers, ils ont été pris pour des fous et taxés d’hérétiques. Ils ont contribué à une véritable révolution de la pensée, mais les temps n’étaient pas mûrs. Il a fallu encore attendre des générations. Lorsqu’un cadre de pensée dominant se modifie en profondeur, on appelle cela un changement de paradigme. Avec leur Manifeste, Marx et Engels ont provoqué un changement de paradigme dans la manière de penser l’Histoire et les possibilités de l’humanité.

Le Manifeste cherche à comprendre comment une forme de société se transforme en une autre. Deux forces motrices de l’Histoire entrent en jeu lors de ce processus. D’une part, le développement fulgurant de la technique et de la science. De l’autre, les luttes des gens. « L’histoire de toute société jusqu’à nos jours, c’est l’histoire de la lutte des classes »: ainsi s’ouvre le premier chapitre du Manifeste. Par cette phrase, Marx et Engels remettent le monde à l’endroit.

Le changement de paradigme que Copernic, Darwin ou Marx et Engels ont apporté dans leur spécialité ne signifie évidemment pas que depuis, rien n’a changé dans ces domaines. La science évolue constamment et de nouvelles idées voient le jour. Il n’en reste pas moins que le changement de paradigme de Marx et Engels demeure aujourd’hui une source d’inspiration.

Le Manifeste du parti communiste constitue l’une des œuvres politiques les plus influentes de l’histoire moderne. Il est clair, concis et révolutionnaire. Il ouvre les yeux pour envisager des changements profonds et pose les bases d’un monde nouveau. Il nous inspire et nous parle au cœur. C’est peut-être encore plus vrai aujourd’hui qu’en 1848, alors que le monde se trouve à nouveau à la veille de chocs et de bouleversements majeurs et que le contexte est considérablement plus industriel et international qu’à l’époque.

Au berceau du Manifeste

Pour comprendre un texte, il faut en saisir le contexte. C’est pourquoi nous allons d’abord nous pencher sur le berceau du Manifeste. Cette exploration nous emmène de Berlin à Cologne, puis de Paris à Bruxelles.

1836-1842 : Berlin et la découverte de Hegel

Le 5 mai 1818, Karl Marx voit le jour à Trèves, au bord de la Moselle. À l’époque, la carte politique de l’Allemagne s’apparente à une mosaïque riche en couleurs. L’Allemagne est alors divisée en une série de grands et petits États, difficilement maintenus ensemble par la Confédération germanique, une union constituée de monarques féodaux. Après que Napoléon fut chassé d’Allemagne en 1815, ces monarques restaurèrent leur pouvoir par la terreur et constituèrent une « Sainte-Alliance » avec le tsar russe dans le but de combattre toutes les forces démocratiques.

La plus progressiste des régions germaniques est la province du Rhin. La Rhénanie et le Palatinat ont été aux mains de la France jusqu’en 1815. Ils ont ensuite été rattachés à la Prusse, le plus réactionnaire des États allemands. Mais les idées de la Révolution française ont eu le temps d’y prendre racine. Notamment dans l’esprit d’Heinrich Marx, le père de Karl. Heinrich connaît Voltaire et Rousseau par cœur et croit dur comme fer au pouvoir de la raison et à la bonté de l’homme. Karl grandit dans une famille qui défend les valeurs des Lumières et de l’humanisme.

À la demande de son père, le jeune Marx entame des études de droit. Mais très vite, il se sent « poussé à s’attaquer à la philosophie ». C’est dans ce contexte qu’il arrive dans le Berlin de 1836. Son esprit curieux déclenche une véritable Sturm und Drang à la connaissance. Il traduit La Germanie de Tacite, Les Tristes d’Ovide, étudie l’anglais et l’italien en autodidacte et dévore la philosophie, les sciences, l’histoire de l’art et la littérature. Il consigne en permanence ses observations dans un carnet. Lorsqu’elles ne réussissent pas l’examen de son autocritique, il n’hésite pas à jeter ses notes à la poubelle.

À l’époque, le continent européen est à l’aube de bouleversements majeurs. En Angleterre et en France, le féodalisme usé a déjà été balayé par la machine à vapeur et la nouvelle bourgeoisie. Mais en Allemagne, la nouvelle classe bourgeoise n’est pas encore assez mûre et puissante pour s’imposer. Elle prépare cependant sa révolution sur le plan idéologique. Par le biais de la littérature classique et de la philosophie, de journaux et de pamphlets, elle lance des idées nouvelles et soumet d’anciens concepts à une critique impitoyable. C’est ce qu’on appelle « l’arme de la critique ».

Dans le Berlin tumultueux, Marx découvre les thèses du philosophe allemand Hegel, mort en 1831, mais dont les idées continuent à enthousiasmer les esprits en Allemagne. D’après Hegel, le monde est en constante évolution. L’être humain et la société ne sont pas statiques, mais dynamiques à tout point de vue. Leur histoire est déjà porteuse des germes d’un nouvel avenir.

Hegel trace une ligne de développement dans l’Histoire et dans la pensée humaine. Pour lui, les choses ne sont pas isolées, mais interconnectées au sein d’un même processus de développement. Pour le philosophe, l’ « Idée absolue » constitue le moteur de ce développement. Cette Idée absolue se perfectionne au fil de l’histoire. Cela se produit non seulement par une évolution graduelle, mais souvent aussi par bonds, à la suite de tensions, conflits et affrontements internes.

Le jeune Marx est époustouflé par la découverte de cette dialectique de Hegel. « C’est un tournant dans ma vie », écrit-il à son père avec enthousiasme. Il n’a alors que 19 ans.

Dans les clubs de débat berlinois de l’époque, les partisans conservateurs et progressistes de Hegel se livrent une lutte acharnée. Selon les conservateurs, l’Empire prussien constitue la forme finale du développement. L’avis des progressistes est tout autre. La forme de l’État prussien est transitoire elle aussi, elle ne constitue qu’une étape du développement. Les jeunes universitaires berlinois progressistes se réunissent au sein du « Doktorklub », dont Karl Marx est un membre actif. On les appelle les « jeunes hégéliens ».

Le gouvernement réactionnaire prussien ne voit pas leur virulence d’un bon œil. Il bannit toute trace d'opposition des universités. Marx ne peut pas espérer réaliser une carrière de professeur d’université, car il ne compte pas faire la moindre concession aux absolutistes féodaux.

Au printemps 1842, il découvre les idées du philosophe bavarois Feuerbach. Ce dernier est un disciple de Hegel, mais il attaque toutefois son maître sur un point essentiel : ce n’est pas l’impénétrable Divine Providence ou l’Idée absolue qui constitue le moteur de l’histoire. D’abord vient la matière, puis l‘esprit, dit Feuerbach. Ce n’est pas la religion qui a créé l’homme, mais l’homme qui a créé la religion, conclut-il dans son ouvrage Das Wesen des Christentums (L’Essence du christianisme).

« Il faut avoir éprouvé soi-même l’action libératrice de ce livre pour s’en faire une idée. L’enthousiasme fut général », dira plus tard Friedrich Engels à ce sujet1.

1842-1844 : un rédacteur en chef à Cologne et le prolétariat à Paris

Marx se réjouit de pouvoir déployer l’arme de la philosophie dans la lutte quotidienne. En 1842, il a l’occasion de collaborer au Rheinische Zeitung für Politik, Handel und Gewerbe, un journal d’opposition. Il s’agit d’une initiative de la bourgeoisie montante de la province du Rhin. Les premiers articles de Marx dans le journal visent principalement la censure prussienne. Il se fait rapidement un nom et devient rédacteur en chef en 1842. Soudain, un jeune homme de 24 ans originaire de Trèves se retrouve à la tête du principal journal de la bourgeoisie allemande progressiste.

En tant que journaliste, Marx s’intéresse à la vie politique et sociale en Rhénanie. Il écrit des articles controversés sur les prétendus « vols de bois ». Dans les forêts rhénanes, il n’existe traditionnellement aucune restriction quant au ramassage du bois mort. La situation change lorsque les besoins en bois comme combustible augmentent pour l’industrie émergente. Les propriétaires fonciers exigent alors des lois strictes contre le « vol de bois ». Sur les 200 000 enquêtes judiciaires menées en Prusse à l’époque, 150 000 concernent des « vols de bois » et des « infractions » à la loi sur les délits de chasse et les délits forestiers et agricoles. Afin de protéger la population pauvre, Marx exige le maintien de l’ancien droit coutumier qui se heurte désormais à la nouvelle législation. Il s’avère que ces lois en question ne sont pas neutres. Elles servent certains intérêts économiques.

Sous la direction de Marx, le Rheinische Zeitung voit le nombre de ses abonnés quadrupler. Mais le pouvoir féodal va soumettre le journal à une censure extrêmement sévère. Malgré le harcèlement, la brutalité et les mesures bureaucratiques, l’État prussien ne peut contenir la popularité du journal. Et le couperet finit par tomber : le 31 mars 1843, le journal est interdit.

Karl Marx n’est pas resté longtemps à la tête du journal, mais son passage à Cologne lui a beaucoup appris. Dans son esprit, il est désormais évident que l’histoire n’est pas déterminée par des idées, comme le prétendait Hegel. Ce sont les conditions économiques et sociales qui sont déterminantes pour la société. Non, l’idéalisme et l’humanisme bourgeois ne suffisent pas dans la lutte contre les puissances féodales.

En octobre, Karl et Jenny Marx s’installent à Paris, une métropole bouillonnante. Quel contraste avec Cologne la provinciale ! La capitale française déborde de vie. Les oppositions de classe y sont très marquées. Il y a le Paris mondain des spéculateurs, des magnats et des banquiers, qui dilapident des fortunes en grande pompe. Et il y a le Paris d’en bas, où des dizaines de milliers de travailleurs s’entassent dans des quartiers populaires exigus. Parmi eux, on trouve également les milliers d’exilés qui ont été chassés par des États réactionnaires comme la Prusse, la Russie ou l’Autriche.

Paris est the place to be pour les révolutionnaires. Elle doit cette réputation à la Révolution française de 1789, qui n’a alors qu’un demi-siècle, mais également à celle de 1830, la première révolution où la jeune classe travailleuse occupe le devant de la scène. Les laissés-pour-compte de la nouvelle ère, ouvriers non qualifiés, artisans privés de ressources et autres indigents prennent leur destin en main.

Dans les quartiers populaires de Paris, d’innombrables sociétés se sont développées où se rencontrent ouvriers, artisans et progressistes. L’un de ces cercles est la Ligue des justes, le Bund der Gerechten, une organisation qui regroupe des ouvriers allemands à Paris. Marx noue des contacts avec les fondateurs de diverses sociétés, fait la connaissance de socialistes et de communistes français et entre pour la première fois en contact avec le prolétariat. Il peut constater de ses propres yeux comment les beaux slogans de la Révolution française – liberté, égalité, fraternité – sont en contradiction avec la dure réalité des travailleurs.

Paris regorge de socialistes, de réformateurs et de révolutionnaires. La ville bourdonne de débats théoriques. En août 1844, Karl Marx fait la connaissance de Friedrich Engels. Leurs idées s’accordent étonnamment bien. Comme Marx, Engels est né et a grandi en Allemagne, où le cours de la vie est encore lent. Mais dans l’usine de son père à Manchester, en Angleterre, c’est avec stupeur qu’Engels constate l’ampleur du développement économique de l’Empire britannique. En Angleterre, il remarque que l’industrie est en constante évolution, entraînant dans son sillage l’ensemble de la société. Engels fournit à Marx différents articles sur la politique intérieure et les questions économiques de l’Angleterre. Plus encore que Marx, Engels réalise que le développement économique donne l’impulsion à l’histoire, alimente les contradictions croissantes entre les classes sociales et renforce la lutte qui les oppose.

Marx et Engels deviennent des amis inséparables. À Paris, Marx se consacre à l’économie. Il étudie les livres des fondateurs du libéralisme économique, Adam Smith et David Ricardo. Le travail est l’essence de l’être humain, écrit Marx dans ses Manuscrits de 1844 (Économie politique et philosophie). Dans le travail, l’être humain devient humain, c’est-à-dire un être social capable d’activité créatrice et de progrès. Mais sous le capitalisme, observe Marx, le produit du travail n’appartient pas au travailleur. Le travailleur ou la travailleuse doit vendre sa force de travail pour sa subsistance et sa place n’est jamais garantie dans le processus du travail. Le travail devient donc une chose hostile, étrange. Il perd sa véritable signification pour l’homme et devient une contrainte, un mal nécessaire. Ce n’est pas propre à l’être humain, mais au capitalisme. L’être humain devient étranger à son travail, ce qui le conduit à devenir étranger à ses semblables et indifférent envers ceux-ci2.

Cette aliénation par le travail n’est pas éternelle, déclare Marx, mais elle est concrète et historique pour toute société d’exploitation. La libération du travail du joug de l’exploitation et de l’oppression amènera l’humanisation de l’être humain. La poursuite de la libération de l’humanité restera un principe directeur pour Marx durant toute sa vie.

1845-1848 : Bruxelles et la Ligue des communistes

En 1845, Marx est expulsé de Paris à la demande du gouvernement prussien, qui le qualifie de « dangereux révolutionnaire ». La famille Marx s’installe à Bruxelles. Marx y développe sa critique de Feuerbach, son ancien inspirateur.

Il estime que Feuerbach est trop passif, trop contemplatif, qu’il ne comprend pas le rôle de la pratique révolutionnaire. « La coïncidence du changement des circonstances et de l’activité humaine ou auto-changement ne peut être comprise qu’en tant que pratique révolutionnaire », écrit Marx dans sa troisième thèse sur Feuerbach au printemps 18453. La plus célèbre de ces thèses, la onzième, orne encore aujourd’hui la pierre tombale de Marx au cimetière de Highgate, à Londres : « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes manières, il s’agit maintenant de le transformer. »

À Bruxelles, Marx et Engels poursuivent leur critique des philosophes allemands. Le fruit de leur travail paraît en 1846. C'est L’Idéologie allemande, le livre qui constitue la base de leur vision matérialiste de l’histoire : « Il faut que les hommes soient en mesure de vivre pour pouvoir "faire l’histoire". Font partie de la vie surtout le fait de boire et de manger, le logement, les vêtements et quelques autres choses encore. Le premier acte historique est donc l’engendrement des moyens de satisfaire ces besoins, la production de la vie matérielle elle-même4 ».

Dans leur livre, Marx et Engels vont plus loin : « Les pensées de la classe dominante sont aussi, à chaque époque, les pensées dominantes, c’est-à-dire que la classe qui est la puissance matérielle dominante de la société est en même temps la puissance spirituelle dominante de celle-ci. La classe qui a à sa disposition les moyens de la production matérielle dispose par la même occasion des moyens de la production spirituelle5. »

Entre-temps, se retroussant les manches, les deux camarades se mettent à développer un réseau entre les ouvriers et les démocrates des trois grands pays européens : l’Allemagne, la France et l’Angleterre. Bruxelles, capitale d’un pays neutre, en constitue la base idéale. Ils créent à cette fin un comité de correspondance communiste en 1846.

Sous l’inspiration de Marx et d’Engels, la Ligue internationale des justes changera également de nom pour devenir la Ligue des communistes. Dans ses statuts, elle remplace son ancienne devise « Tous les hommes sont frères » par une devise à la portée plus internationale : « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! »

Mais le nouveau mouvement communiste a également besoin d’un programme clair. Friedrich Engels se rend compte que celui-ci doit être précis et concis afin de toucher le plus grand nombre. Le catéchisme, populaire à l’époque, aborde ses sujets sous la forme de questions-réponses qui s'adressent à un large public. Engels rédige deux projets de « catéchisme communiste », mais se heurte finalement aux limites de cette forme.

La Ligue charge Karl Marx de formuler le programme au plus vite et, pour y parvenir, il continue à travailler sur les brouillons d’Engels. Six semaines plus tard, il a terminé de rédiger le Manifeste. En février 1848, c’est à Londres qu’il clôture la version finale et, dès la fin du mois (peu après que la révolution a éclaté à Paris), le Manifeste du parti communiste sort de presse dans les locaux de la Bildungs-Gesellschaft für Arbeiter, au numéro 46 de Liverpool Street à Bishopsgate-Londres.

Peter Mertens

Il y a à peine 175 ans, le Manifeste est devenu l'un des livres politiques les plus importants de l'histoire récente. Clair, concis et révolutionnaire. L'éditeur EPO en publie une réédition. Peter Mertens, secrétaire général du PTB, a rédigé sa préface. Le 24 février, pour le lancement de l'Ecole Karl Marx, Comac, le mouvement des étuidants du PTB discutera avec lui l'un des textes politiques les plus importants de ces 200 dernières années.

 

Les idées maîtresses du Manifeste

Pour le poète allemand Goethe, « in der Beschränkung zeigt sich erst der Meister » – c’est dans la concision que se révèle le vrai talent. Cela s'applique parfaitement au Manifeste : clair, concis, révolutionnaire. Nous relevons quelques passages clés qui donnent, aujourd’hui encore, toute sa force à cet ouvrage.

Le vent du changement

De chaque paragraphe du Manifeste jaillit une vibration, la vie, le dynamisme. Un vent de mouvement constant souffle dans le texte comme il souffle dans la vie elle-même. Le mouvement ne se limite pas à un acte de changement, il est un processus. Un processus consistant à quitter un état pour entrer dans un autre. Les molécules, les atomes, leurs composants ne cessent de changer de place, d’être en mouvement permanent. Tout comme la Terre, le Soleil, les ensembles d’étoiles et de galaxies. Pour reprendre les termes des biologistes : « Le monde dialectique est en mouvement constant. Des constantes deviennent variables, des causes deviennent des effets, et des systèmes se développent en détruisant les conditions qui leur ont donné naissance6. »

L’histoire est également en constante évolution en raison de forces opposées qui interagissent. Le Manifeste est fondamentalement un ouvrage d’histoire, un texte sur l’évolution historique des sociétés. Tout comme la société féodale a remplacé la société esclavagiste, la société capitaliste a remplacé la société féodale. Marx et Engels décrivent la marche triomphale du capital tout en dépeignant la brièveté de ce triomphe. Non, le capitalisme n’est pas le stade ultime de l’humanité, comme le sociologue Francis Fukuyama allait l’affirmer bien plus tard. Au contraire, le capitalisme crée à son tour les conditions où pourra naître une nouvelle société, le socialisme.

Est-ce utopique ? Pas du tout. Une société différente est non seulement nécessaire, mais aussi possible. Nos thèses « ne reposent nullement sur des idées, des principes inventés ou découverts par tel ou tel réformateur du monde », écrivent Marx et Engels. Non, « elles ne sont que l’expression générale des conditions réelles d’une lutte de classes existante, d’un mouvement historique qui s’opère sous nos yeux ».

À peu près au moment où ils apportaient la dernière touche à leur Manifeste, en France, l’aristocrate Alexis de Tocqueville interpellait la Chambre des députés: « Je crois que nous nous endormons à l’heure qu’il est sur un volcan ! Est-ce que vous ne ressentez pas que le sol tremble de nouveau ? Un vent de révolutions est dans l’air. La tempête est à l'horizon. » Le 24 février 1848, à Paris, la monarchie est renversée et la république proclamée. La révolution se répand comme une traînée de poudre sur le continent : Paris, la Bavière, Berlin, Vienne, la Hongrie, Milan, la Sicile... En quelques semaines, presque tous les gouvernements sont tombés. On se souvient de l’année révolutionnaire 1848 comme celle du « printemps des peuples ». C’est la classe bourgeoise émergente qui veut balayer l'ordre féodal pourri. Mais, dans les rues, ce sont surtout les forces populaires qui se battent et y laissent leur vie.

Les révolutions de 1848 se sont appuyées sur la mobilisation des masses. C’est à la fois leur force et leur faiblesse. En effet, à ce moment-là, aucun groupe n’était assez solide pour mener le processus de changement. Les dirigeants officiels de ce soulèvement printanier, libéraux et nationalistes, ont rapidement été plus effrayés par le pouvoir des gens du peuple que par les despotes féodaux qu'ils combattaient. Freinant alors des quatre fers, ils se sont empressés de conclure un accord avec les forces conservatrices des anciens régimes. En France, ils se sont organisés en « parti de l’Ordre ». En juin 1848, la deuxième révolte ouvrière est finalement réprimée dans le sang. Les anciens régimes sont remis sur pied et, au bout de dix-huit mois, le printemps européen est terminé. Les anciens dirigeants sont revenus au pouvoir partout, sauf en France. La classe travailleuse était encore trop jeune pour prendre la situation en main. C’est la bourgeoisie émergente qui, d'abord, mènera et consolidera ses révolutions bourgeoises.

Le Manifeste décrit la manière dont le capitalisme exploite, opprime et exclut. Comment il isole, aliène et dégrade les gens. À partir du processus de développement d’un mouvement historique, le Manifeste nous permet de réfléchir sur l’avenir. Le marxisme ne consiste pas seulement à penser la réalité donnée, mais aussi à penser les possibles comme faisant partie de cette réalité.

En lisant le Manifeste, on perçoit immédiatement les contours de la société que Marx et Engels ont en tête. On voit l’homme qui, libéré des contraintes de la domination, façonne son propre monde, mais aussi lui-même. Ce n’est que dans ces circonstances que la liberté devient concrète.

Le Manifeste parle d’abolir l’exploitation et l’oppression dans tous les domaines – de dépasser les relations patriarcales entre les sexes, le nationalisme et la guerre, avec l’éducation et la formation générale pour toutes et tous comme prérequis au développement culturel. Cela exige une infrastructure matérielle, une société basée sur la propriété socialisée des principaux moyens de production. Le Manifeste ne fait qu’esquisser les contours du socialisme, il n’offre ni plan ni recette toute faite. Mais il est tourné vers l’avenir, vers un futur dans lequel le développement de la technologie et d’autres rapports de propriété feront en sorte que « le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous ».

C’est l’économie !

« It’s the economy, stupid », dit une expression familière, régulièrement adaptée à toutes les sauces, de « It’s the math, stupid ! » à « It’s the voters, stupid ! ». Sauf que ni les maths ni les électeurs ne sont la cause de tout. Ce qui est déterminant, c’est l’économie. C’est un principe de base du Manifeste du parti communiste.

Pour vivre, les gens doivent manger, boire, se vêtir, se loger. Pour cela, ils doivent « produire ». À un certain moment, les gens ont commencé à produire plus que ce qu’ils ne pouvaient utiliser immédiatement. Très vite, un groupe de personnes s’est mis à s’approprier systématiquement ce surplus. C’est ainsi que la société s’est divisée en classes sociales. « La société bourgeoise moderne n’a pas aboli les antagonismes de classes », lit-on dans le Manifeste. « Elle n’a fait que substituer de nouvelles classes à celles d’autrefois. »

Marx et Engels ont décrit la montée de la bourgeoisie en quelques courts passages rythmés. « La bourgeoisie a joué dans l’histoire un rôle éminemment révolutionnaire », souligne le Manifeste. Le capitalisme a représenté un progrès face au féodalisme, à l’étroitesse d’esprit, au pouvoir divin. Le féodalisme est devenu un frein au progrès, et c’est ce qui se passe aussi avec le capitalisme. Le positif se transforme en négatif. Marx et Engels dessinent la percée d’un système dans lequel tout – non seulement les choses, mais aussi la nature et l’activité humaine – devient une marchandise à acheter et à vendre sur le marché. La bourgeoisie a fait de la « dignité personnelle » des gens « une simple valeur d’échange », ne laissant « d’autre lien, entre l’homme et l’homme, que le froid intérêt, les dures exigences du paiement au comptant ».

De nos jours, l’idée que tout doit être commercialisé comme une marchandise est peut-être encore plus actuelle qu’à l’époque. De la culture à la santé, de l'eau à la connaissance, de l’alimentation à l’oxygène... en réalité, tous les besoins et désirs humains sont soumis aux lois du marché. Même des besoins fondamentaux tels que la nourriture et le logement ont été « noyés dans les eaux glacées du calcul égoïste ». Avec des conséquences dramatiques.

Le capitalisme a créé un potentiel de richesse sociale sans précédent. Mais cela reste seulement un potentiel, qui ne se traduit pas dans les faits. Pis encore : sous le capitalisme, les rapports de production empêchent le bien-être de tous de devenir une réalité. C’est l’une des contradictions fondamentales du capitalisme : alors que la capacité de production est colossale, l’immense majorité de la population mondiale vit dans des conditions déplorables.

Par exemple, selon l’Organisation mondiale de l’alimentation (FAO) de l’ONU, l’agriculture mondiale peut sans problème nourrir 12 milliards de personnes. C’est faisable. Mais pas avec les actuels rapports de propriété. Aujourd’hui, quatre multinationales seulement contrôlent l’ensemble de la chaîne alimentaire, du grain de céréale dans le champ au rayon du magasin. Les « quatre Tracassins de l’économie agricole » sont pour ainsi dire inconnus du grand public, mais ils sont incontournables7. Ils contrôlent 90 % du commerce mondial des céréales et imposent des prix monopolistiques. Résultat : certains enregistrent des profits invraisemblables, tandis qu’un dixième de la population mondiale meurt de faim. Dans un monde où pourrait régner l’abondance, un enfant de moins de 10 ans meurt de la faim ou de ses conséquences directes toutes les cinq secondes.

Le Manifeste décrit comment le capitalisme se heurte à ses limites. Il ressemble au « magicien qui ne sait plus dominer les puissances infernales qu’il a invoquées ». Les nouvelles technologies et possibilités restent enfermées dans le carcan des anciens rapports de propriété. Cela provoque des crises, qui se répètent périodiquement. Avec ces crises, « une épidémie qui, à toute autre époque, eût semblé une absurdité s’abat sur la société : l’épidémie de la surproduction ». « Le système bourgeois est devenu trop étroit pour contenir les richesses créées dans son sein. »

« Comment la bourgeoisie surmonte-t-elle ces crises ? », demande le Manifeste. Réponse : « D’un côté, en détruisant par la violence une masse de forces productives », ce qui peut se faire par la fermeture d’usines ou la guerre. De l’autre côté, « en conquérant de nouveaux marchés », notamment grâce au colonialisme ou à des guerres de conquête. En d’autres termes, le capitalisme peut apporter d’énormes opportunités, mais il est simultanément porteur de destructions tout aussi énormes. La bourgeoisie ne peut surmonter ses crises qu’en « préparant des crises plus générales et plus formidables ».

Aujourd’hui, tout le monde voit bien qu’il y a une crise. Inflation, guerre, pandémies, inondations, irrationalisme et chevaliers de l’apocalypse de la nouvelle droite sont à l’ordre du jour. Les crises économique, climatique, géopolitique et démocratique interagissent entre elles. Et lorsque le système se heurte à ses limites, il est temps d’ouvrir de nouvelles fenêtres.

La mondialisation capitaliste

En 1848, la nation capitaliste était en pleine construction. À l’époque, l’Allemagne n’était encore qu’un patchwork de 39 États différents, et l’Italie n’était elle aussi qu’une botte fragmentée au sud du continent.

Dans l’Europe féodale, avant la révolution industrielle, chaque région tentait de subvenir à ses besoins, les droits de péage renforçant cet état de fait. La jeune bourgeoisie émergente rêvait d’un grand marché national où commercialiser ses produits. Pour y arriver, il fallait supprimer les barrières commerciales et les privilèges de la caste féodale.

« La bourgeoisie a centralisé les moyens de production et concentré la propriété dans un petit nombre de mains. La conséquence totale de ces changements a été la centralisation politique », affirme le Manifeste. Marx et Engels se sont penchés sur la base économique. La bourgeoisie émergente souhaitait « une seule nation, avec un seul gouvernement, un seul intérêt national de classe, derrière un seul cordon douanier ». Un marché intérieur capitaliste ne peut fonctionner et prospérer que sous la protection d’un État national centralisé. Les privilèges ont été abolis, tout comme les dîmes et autres taxes féodales qui entravaient la libre circulation des marchandises. D’autre part, des droits de douane sur les importations ont été instaurés afin de protéger le marché intérieur. L’État, quant à lui, a mis sur pied l'infrastructure nécessaire à la circulation des marchandises grâce aux chemins de fer et aux canaux.

Mais, bien vite, le marché intérieur n’a plus suffi. « Poussée par le besoin de débouchés toujours nouveaux, la bourgeoisie envahit le globe entier », note le Manifeste. « Il lui faut s’implanter partout, exploiter partout, établir partout des relations. Par l’exploitation du marché mondial, la bourgeoisie donne un caractère cosmopolite à la production et à la consommation de tous les pays. »

Difficile de trouver une meilleure description de la mondialisation capitaliste que ce texte datant du milieu du 19e siècle. Marx et Engels décrivent même en germe comment le capitalisme se développera en un marché mondial au cours des deux siècles à venir. « Les vieilles industries nationales ont été détruites et le sont encore chaque jour. » Les nouvelles industries remplacent les anciennes ; elles « n’emploient plus des matières premières indigènes, mais des matières premières venues des régions les plus lointaines et dont les produits se consomment non seulement dans le pays même, mais dans toutes les parties du globe ».

Aujourd’hui plus encore qu’hier, les grandes chaînes de production sont organisées au niveau mondial. La division du travail a également atteint une échelle planétaire. Jamais autant de personnes différentes établies dans autant de pays différents n’ont travaillé ensemble sur un produit de masse, dans des chaînes transnationales d’une grandeur sans précédent. La crise du Covid-19 a révélé la faiblesse de ces chaînes de production, les confrontant à toutes sortes de problèmes en matière d’approvisionnement et de livraison. Si la livraison de semi-conducteurs est suspendue, c’est toute l’industrie automobile qui s’effondre. Et si un navire bloque accidentellement le canal de Suez, c’est l’approvisionnement en millions de pièces de milliers de chaînes de production qui est immédiatement enrayé. L’origine de tout cela est exposée dans le Manifeste.


Progrès technologique

Pendant environ cent mille ans, l’homme moderne, l’Homo sapiens, a vécu en groupe avec ses semblables, d’abord en clans. Il cueille des plantes et chasse des animaux. Il est en fait plutôt cueilleur-chasseur que chasseur-cueilleur, car il y a plus de végétaux que de viande au menu. Les moyens pour cette activité sont communs au clan. Mais il y a à peine dix mille ans, cela a changé.

À la fin de la dernière période glaciaire, la hausse des températures laisse apparaître des deltas de rivières fertiles qui rendent alors possible l’agriculture. Partout dans le monde, l’homme commence à élever des animaux et à cultiver des plantes. Aujourd’hui, la quasi-totalité de la production agricole ne concerne plus que 12 espèces végétales domestiquées par nos ancêtres. Les animaux sont également apprivoisés. Enfin, pas tous. Parmi les grands mammifères de plus de quarante-cinq kilos, seuls treize se laissent véritablement domestiquer, parmi lesquels les moutons, les chèvres, les cochons, les vaches et les chevaux tels que nous les connaissons aujourd’hui. Et tandis que l’être humain domestique la faune et la flore, la faune et la flore domestiquent l’être humain.

Ce processus va de pair avec l’invention de nouvelles techniques : les canaux d’irrigation et la fertilisation ; la charrue à traction animale ; les véhicules terrestres, les voiliers, le cuivre, le bronze et le verre, le calendrier solaire, l'écriture, le numérique, etc. Après cent mille ans de cueillette et de chasse, on assiste à présent à un développement fulgurant de nouvelles forces de production. Nous sommes à l’ère de la révolution agricole.

Désormais, les gens peuvent produire plus qu’ils ne consomment. Ils stockent des provisions en cas de mauvaises récoltes et de mauvaises saisons, et font de la gestion de ces réserves une fonction à part entière. Une division du travail apparaît donc et, lentement, certains individus commencent à s'approprier le surplus de la communauté. La société égalitaire disparaît pour laisser place à une société divisée en classes.

Dix mille ans plus tard et après de nombreuses formes de société diverses, Marx et Engels rédigent leur Manifeste dans une période marquée par un tournant technique : la révolution industrielle. Quiconque lit le Manifeste ressent la fièvre avec laquelle ils la décrivent : « Ce bouleversement continuel de la production, ce constant ébranlement de tout le système social, cette agitation et cette insécurité perpétuelles distinguent l’époque bourgeoise de toutes les précédentes. »

Le Manifeste dépeint un monde très semblable à celui que nous connaissons aujourd’hui, chancelant à la veille d’une nouvelle vague d’innovations technologiques. À l’époque du Manifeste, la fonte, les machines à vapeur et les grandes usines façonnent la première révolution industrielle. La deuxième révolution industrielle commence dans les années 1870, avec l’acier, l’électricité et la première division industrielle du travail. Après deux guerres mondiales, la troisième révolution industrielle apparaît dans les années 1970 avec les premiers ordinateurs, l’électronique et la production automatique.

Aujourd’hui, nous sommes à l’aube d’une quatrième révolution industrielle. Intelligence artificielle, réseaux dynamiques dans lesquels les machines, les biens et les pièces communiquent entre eux, Big Data des clients, robotisation omniprésente et impression en 3D : bienvenue dans l’industrie 4.0 ! Pendant près de dix mille ans de développements techniques depuis la révolution agricole, les plus âgés ont patiemment transmis leurs connaissances et leurs expériences aux plus jeunes. Mais les technologies actuelles deviennent très vite obsolètes. En effet, elles évoluent si rapidement qu’il faut constamment se mettre à la page. À présent, ce sont les plus jeunes qui transmettent leurs connaissances aux plus âgés. C’est du jamais vu. Cela cause beaucoup de désarroi pour ceux qui n’arrivent pas à suivre. Les jeunes sont placés au premier plan de cette évolution effrénée.

Il y a 175 ans, Marx et Engels décrivaient dans leur Manifeste la manière dont le capitalisme allait transformer le monde. Aujourd’hui, à l’aube du troisième millénaire du calendrier occidental, cette transformation a en grande partie eu lieu. Nous sommes peut-être davantage à même de constater la puissance de certaines prédictions que la génération de 1848.

Les progrès dans les domaines de la technologie et de la science ne font pas automatiquement progresser une société. Aujourd’hui, on entend claironner partout que les applications, l'intelligence artificielle, les nanotechnologies, les moteurs de recherche, les robots ou les centrales au thorium apporteront bonheur à tous et résoudront la crise climatique.

À l’époque du Manifeste, c’était pareil. Les machines étaient censées améliorer la vie. En découvrant que ce n’était pas le cas, les premiers mouvements ouvriers ont brisé « la machine ». Toutefois, ce n’est pas la machine en soi qui pose problème, mais son utilisation capitaliste, écrivent Marx et Engels : à chaque étape de l’évolution technologique, le fossé entre les classes sociales se creuse.

Nous avons aujourd’hui tout ce qu’il faut pour offrir à tous un toit, un emploi décent, de la nourriture et un accès à l’éducation et à la culture. La technique et la science nous le permettent. La révolution numérique nous offre également de vastes possibilités. Cependant, on ne les exploite pas assez, car la production est piégée dans un rapport de propriété du capitalisme. L’internet, qui était censé devenir un eldorado de la démocratie et de la liberté de choix, est entièrement entre les mains de Big Tech. Les données personnelles et la vie privée des citoyens rapportent gros ; le Big Data est devenu le nouvel or. Il n’y a pas de transparence, encore moins de voix au chapitre. Quatre géants de la technologie contrôlent l’ensemble du monde numérique. Des entreprises comme Uber, Deliveroo et Lyft utilisent des techniques de pointe pour bafouer le droit du travail et supprimer les restrictions légales sur les heures de travail. Ainsi, des concepts du 19e siècle tels que le salaire à la pièce et le travail à domicile refont leur apparition. Les droits du travail acquis sont mis en péril et les travailleurs sont esclaves de la machine numérique. « Chaque jour, à chaque heure, les esclaves de la machine », indique le Manifeste.

Bien sûr, le progrès technologique est une chose fantastique qui offre des possibilités inédites. Mais une chose est tout aussi certaine : la technologie en elle-même ne va pas résoudre les problèmes. Cette tâche incombe à l’être humain. Et pour cela, il faut changer les rapports de production.

Les êtres humains font leur propre histoire

La plupart des détracteurs de Marx n’ont jamais lu Marx. Ils ont lu des choses à propos de Marx. C’est pourquoi la plupart des idées fausses sur Marx continuent à circuler en boucle. Ainsi persiste l’idée que Marx et Engels étaient des « déterministes » qui pensaient que le capitalisme finirait par disparaître de lui-même. Qu’il suffisait de se croiser les bras et d’attendre. Les deux penseurs se sont sûrement trompés sur ce point, non ?

Le capitalisme a mis des siècles à s’imposer. Dans cette perspective historique mondiale, soit le capitalisme sera un jour remplacé par une nouvelle étape du développement humain, soit il s’éteindra avec l’humanité elle-même avec des guerres ou le dérèglement climatique. Tel est l’esprit du Manifeste.

Mais cela ne se fera pas tout seul, et Marx et Engels en étaient convaincus. Entre « aujourd’hui » et le moment du changement vers une société plus juste, il y a le champ de l’action politique. Tout changement historique passe par l’action collective. Ce n’est pas par hasard que la lutte des classes est abordée dès le premier chapitre du Manifeste : « Homme libre et esclave, patricien et plébéien, baron et serf, maître de jurande et compagnon, en un mot, oppresseurs et opprimés, en opposition constante, ont mené une guerre ininterrompue, tantôt ouverte, tantôt dissimulée ; une guerre qui finissait toujours soit par une transformation révolutionnaire de la société tout entière, soit par la destruction des deux classes en lutte. »

Marx et Engels écrivent que la société n’est pas le fruit de lois naturelles, elle est construite par les êtres humains. Les êtres humains peuvent donc aussi la transformer. Les pharaons en Égypte, les aristocrates athéniens, les empereurs chinois, la noblesse médiévale : tous étaient convaincus que leur empire serait éternel. Qu'aucune autre forme de société n’était possible. Jusqu’à ce que leur modèle soit menacé : par de nouveaux développements scientifiques et techniques, par de nouvelles possibilités de production et par des conceptions nouvelles. Dans une société donnée, les conditions pour une nouvelle forme de société mûrissent progressivement.

Ces conditions n’apparaissent pas du jour au lendemain et pas toutes seules. Comme le précise le Manifeste, « la bourgeoisie moderne, nous le voyons, est elle-même le produit d’un long développement ». Le capitalisme a mis des siècles à s’imposer.

Plus tard, dans son ouvrage Le Capital, Marx décrira les deux conditions majeures nécessaires à la naissance du capitalisme aux 16e et 17e siècles aux Pays-Bas et en Angleterre. Il fallait d’un côté réunir suffisamment de capitaux pour créer des entreprises et, d’autre part, disposer de suffisamment de main-d’œuvre : des gens sans propriété, sans moyens de subsistance, obligés de vendre leur force de travail. Ces deux processus ont débuté à la fin du 15e siècle avec une énorme violence.

D’abord avec la conquête du Nouveau Monde et la traite des esclaves. « La découverte des contrées aurifères et argentifères d’Amérique, l’extermination et l’asservissement de la population indigène, son ensevelissement dans les mines, les débuts de la conquête et de la mise à sac des Indes orientales, la transformation de l’Afrique en arène commerciale pour la chasse aux peaux noires, voilà de quoi est faite l’aurore de l’ère de la production capitaliste », écrit Marx dans Le Capital.8 Ainsi est né le capital, « dégoulinant de sang et de saleté par tous ses pores, de la tête aux pieds9 .»

Ensuite, en s’appropriant des terres. Des dizaines de milliers de paysans ont été chassés de leurs terres, ensuite clôturées par les nouveaux propriétaires. Ces paysans, ruinés, devenus « vagabonds », ont alors migré vers les villes. Marx écrit que par le « vol de la propriété communale » et « l’aliénation frauduleuse des domaines de l’État », la terre a été accaparée « pour l'agriculture capitaliste », et l'industrie urbaine a reçu « l’apport nécessaire en prolétariat exploitable à merci10. »

Le capitalisme est donc né de la traite des esclaves et de l’accaparement des terres. Et ce n’est qu’au 19e siècle, après des siècles de conflits et de compromis avec un féodalisme usé, qu’il s’est réellement imposé en tant que système politique. L’avènement de toute nouvelle société prend des siècles. Il ne saurait en être autrement pour le socialisme.

La classe travailleuse, la classe d’avenir

Lorsque le Manifeste paraît, une maladie inconnue, le mildiou de la pomme de terre, fait rage en Europe et de nombreuses récoltes de céréales sont ravagées. Le prix du pain monte en flèche – ce sont les Hungry Forties, les années 40 de la faim. En Belgique aussi, la faim frappe durement. En Flandre, l’industrie artisanale traditionnelle du textile s’écroule face à l’industrie mécanisée venue d’Angleterre. Près d’un demi-million de personnes perdent leur source de revenus et des milliers de Flamands appauvris doivent gagner leur pain dans les industries émergentes de Wallonie. Pendant ce temps, les usuriers retiennent le grain entreposé dans des greniers débordants pour spéculer, faisant des affaires en or.

Le prolétariat est alors encore une jeune classe en devenir. Ce sont surtout les paysans sans ressource et les artisans appauvris qui se retrouvent contraints de travailler dans l’industrie. Là, la situation est effroyable. Les mesures de protection des corporations de métiers n’existent plus et les journées de travail de 12 à 14 heures sont monnaie courante. En raison des mauvaises conditions de vie dans les quartiers de taudis surpeuplés et du manque de sanitaires et d’égouts, la tuberculose et le choléra font des ravages. Les enfants doivent collecter des fibres de textile entre les aiguilles cliquetantes des machines à tisser ou pousser des chariots dans les mines de charbon. Dans de nombreux cas, tous les membres de la famille âgés de plus de neuf ans doivent aller à l’usine. Telle est la situation dans le Borinage, à Verviers, à Liège, à Gand.

Dans ces années-là, personne ne fait grand cas de cette nouvelle classe de pauvres illettrés. La compassion, ça, ils peuvent en avoir. Et la charité. Il ne vient à l’idée de personne de voir ce jeune prolétariat comme la classe de l’avenir.

Personne ? Si, Marx et Engels. Dans le Manifeste, ils réagissent contre ceux qui affirment que la classe travailleuse ne pourrait pas changer elle-même sa situation. L’initiative historique reviendrait à quelques individus de génie, affirment entre autres les socialistes utopiques. Ils ne croient pas à l’« activité sociale » du prolétariat, mais seulement à la « propre ingéniosité » de quelques esprits éclairés. Marx et Engels répondent : « Pour eux le prolétariat n’existe que sous cet aspect de la classe la plus souffrante. » Ce mépris pour les capacités et la force des travailleurs ordinaires est encore aujourd’hui de bon ton dans certains milieux fortunés.

L’ensemble du Manifeste se lit comme un appel à l'action. L’un des éléments essentiels que Marx et Engels apportent au débat est la thèse selon laquelle le changement social ne peut être que l’œuvre de la classe ouvrière elle-même. À l’époque, c’était une idée révolutionnaire. Elle l’est toujours aujourd’hui.

Ils déduisent ce constat du mouvement historique. « Depuis l’apparition des classes, il n’y a jamais eu un temps où la société pouvait se passer de la classe ouvrière », a écrit plus tard Friedrich Engels. « Le nom et le statut social de cette classe ont changé ; le serf a remplacé l’esclave, pour être à son tour remplacé par le travailleur libre – libéré du servage, mais aussi de toute possession terrestre, sauf de sa propre force de travail. Mais une chose est claire : la société n’a jamais pu vivre sans une classe de producteurs. Cette classe est donc nécessaire en toutes circonstances, bien que le temps doit venir où elle ne sera plus une classe, mais englobera l’ensemble de la société11. »

Le Manifeste décrit les étapes du développement du mouvement syndical de manière étonnamment précise, même si, en 1848, la classe travailleuse avait à peine vu le bord de son propre berceau. Des luttes individuelles et des luttes par entreprise à une lutte locale, puis à un secteur. D’abord « désuni par la concurrence », puis de plus en plus organisé avec des caisses d’aide et des caisses de grévistes. Le mouvement remporte des victoires, mais elles ne sont qu’un « triomphe éphémère ». Ce n’est pas grave, car c’est l’organisation de la classe qui compte. Le mouvement ouvrier est constamment battu en brèche « par la concurrence que se font les ouvriers entre eux », mais « il renaît toujours, et toujours plus fort, plus ferme, plus puissant ».

Le Manifeste décrit en quelques lignes ce qui allait suivre. Le mouvement syndical a mis plus d’un siècle et demi à s’organiser en tant que force dans les pays européens. Il s’est développé à partir du système des guildes dans le féodalisme, puis à partir d'organisations de compagnons – chapeliers, relieurs, ouvriers du bâtiment – pour devenir des syndicats sectoriels, puis du sectoriel à des syndicats interprofessionnels. Avec une lutte économique pour des augmentations de salaire et de meilleures conditions de travail, pour la réduction du temps de travail et la protection sociale, pour les droits d’organisation et de grève. Et avec une lutte politique pour le pouvoir de la classe travailleuse, contre les pouvoirs financiers dominants des bourses, des banques et des monopoles.

« La bourgeoisie a soumis la campagne à la ville », affirme le Manifeste en 1848. À l’époque, c’est une déclaration audacieuse dans un monde encore presque entièrement agraire. Mais c’est ce qui se passera. Avec la pénétration du capital dans tous les coins du monde, la paysannerie a été ruinée au cours des deux derniers siècles. En 1950, un peu plus de deux tiers de l’humanité travaillaient encore dans l’agriculture. Aujourd’hui, ce chiffre est tombé à moins d’un cinquième. Des millions de petits agriculteurs ont été concurrencés par l’agro-industrie, par la libéralisation du marché agricole et par le rachat de terres et d’exploitations par de grands propriétaires terriens.

Face à cela, on a assisté à l’essor de l’industrie dans le monde. En 1950, environ une personne sur sept travaillait dans l’industrie. Aujourd’hui, c’est près d’une sur quatre. Et elles sont en fait beaucoup plus nombreuses, car le terme collectif distinct de « services » recouvre également pas mal de travail industriel. Il suffit de penser aux « services à l’industrie » pour la maintenance technologique, le nettoyage industriel, l’informatique, etc. Ou au secteur des transports lié à l’industrie : camions, transport maritime, aviation, services de livraison12. Le monde actuel est infiniment plus industrialisé qu’à l’époque du Manifeste. Et alors que l’industrie manufacturière, avec ses chaînes de production planétaires, est le cœur battant de l’économie, il y a de temps à autre des idéologues à la mode qui entrent dans l’histoire en affirmant que nous nous dirigeons vers l’une ou l’autre réalité post-industrielle. Or ce n’est justement pas le cas. Au contraire. 

« Quand je la vois aujourd’hui [ma mère], le corps perclus de douleurs liées à la dureté des tâches qu’elle avait dû accomplir pendant près de quinze ans, debout devant une chaîne de montage où il lui fallait accrocher des couvercles à des bocaux de verre, avec le droit de se faire remplacer dix minutes le matin et dix minutes l’après-midi pour aller aux toilettes, je suis frappé par ce que signifie concrètement, physiquement, l’inégalité sociale. Et même ce mot d’ "inégalité" m’apparaît comme un euphémisme qui déréalise ce dont il s’agit : la violence nue de l’exploitation. Un corps d’ouvrière, quand il vieillit, montre à tous les regards ce qu’est la vérité de l’existence des classes. »

Ce sont les mots de Didier Eribon dans son livre Retour à Reims. Il poursuit : « Je ne parviens pas à comprendre pourquoi et comment cette pénibilité du travail et les slogans qui servaient à la dénoncer ont pu disparaître des discours de la gauche et de sa perception même du monde social, alors que ce sont les réalités les plus concrètes des existences individuelles qui sont en jeu : la santé, par exemple13. »

La crise du Covid-19 a replacé ces travailleurs et travailleuses sur le devant de la scène. En raison de ce qu’ils et elles font. Les années précédentes, la classe travailleuse avait été enterrée pour la troisième fois de l’histoire. Ce ne sont pas les marchés financiers qui ont fait tourner le monde, ce n’est pas la bourse qui a fait fonctionner la société, ce n’est pas la classe des beaux parleurs qui est allée au feu. C'est la classe travailleuse : celles et ceux qui vendent leur travail contre un salaire, qui travaillent dans les entreprises et dans les champs, qui transforment la viande, qui distribuent les marchandises avec des camions et des trains, qui chargent et déchargent les navires, qui remplissent les rayons, qui apportent les colis, qui organisent les soins.

Pourtant, les « socialistes bourgeois » entre autres – le terme vient du Manifeste – ont vite à nouveau oublié la classe travailleuse. Et aussi la politique de classe. Ils ne parlent que du nouveau « centre » et de ce qui est appelé la « classe moyenne ». Fini la production, fini le terrain, fini les héros de la crise du Covid-19. Une fois que les divisions de classe sont mises au rancart, toutes sortes de débats identitaires se mettent à imprégner le discours dominant. Toutes les divergences possibles, réelles et irréelles, sont attisées et, avant même qu’on s'en rende compte, les gens ordinaires se crient dessus et se dressent les uns contre les autres. 

Était-ce différent en 1848 ? Certes, il n’y avait pas d’égout en ligne comme Twitter. Mais il y avait bien sûr de vraies discussions de comptoir dans de vrais cafés. Même à cette époque, il y avait aussi des tendances divergentes au sein de la classe qui vendait sa force de travail. Paysans sans ressource, artisans appauvris, enfants quasiment non payés dans les mines, femmes sous-payées dans l’industrie textile, sous-classes irlandaises à Manchester, sous-classes flamandes dans les mines du Borinage... les oppositions ne manquaient pas non plus au sein du prolétariat.

Pour affronter les forces du capital, il n’y a qu’une seule perspective : celle du collectif, dit Marx. Un processus formatif, un processus de prise de conscience, un processus politique par la résistance collective. Basé sur les intérêts collectifs et communs de la classe travailleuse au sens large, et non en jouant sur les tendances à la division. Si la classe travailleuse acquiert la conscience de ses intérêts communs et historiques, elle peut passer du statut de classe objective an sich (en elle-même) à celui de classe consciente für sich (pour elle-même), dit Marx.

Face à l’étouffante pensée unique, cette pensée qui s’est emparée de la société actuelle, il nous faut un autre horizon, un changement de paradigme. Plus le tas de ruines du capitalisme est grand, plus ses sinistres défenseurs affirmeront que Marx est mort, que le capital s’occupera de nous tous et qu’aucune alternative n’est possible. En même temps, de nouvelles générations de jeunes continueront à chercher une perspective émancipatrice et libératrice pour l’humanité et pour la planète et découvriront le Manifeste. « La vérité est fille du temps, pas de l’autorité », répond Galilée à ses accusateurs dans la pièce de théâtre écrite par Bertolt Brecht. Ne laissons pas la société tourner en fonction du profit. C'est à la mesure des gens qu'elle tourne le mieux.

Peter Mertens – janvier 2023

1 Friedrich Engels, Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande [1986], Éditions sociales, Paris, 1948, p. 12-13.

2 Karl Marx, Manuscrits de 1844 (Économie politique et philosophie), Éditions sociales, Paris, 1962, p. 55-70

3 Karl Marx, « Thèses sur Feuerbach » (ad Feuerbach) [1845], dans K. Marx, F. Engels et J. Weydemeyer, L’Idéologie allemande, Éditions sociales, Paris, 2014, p. 459-461

4 K. Marx, F. Engels et J. Weydemeyer, L’Idéologie allemande, Éditions sociales, Paris, 2014, p. 61

5Ibidem, p. 125, 127.

6 Richard Levins et Richard Lewontin : The Dialectical Biologist. Harvard University Press, 1985, pp. 279-280.

7 Il s’agit d’ADM, Bunge, Cargill et Louis Dreyfus. Elles sont aussi parfois résumées par leurs lettres initiales : les entreprises ABCD.

8 Karl Marx, Le Capital : Critique de l'économie politique, Livre I, Éditions sociales, Paris, 2016, p. 274.

9 Ibidem, p. 733.

10 Ibidem, p. 709-710.

11 Friedrich Engels : « Social Classes — Necessary and Superfluous ». The Labour Standard n° 14, 6 août 1881.

12 Les chiffres sont bien sûr relatifs à la population active totale. 1950 : agriculture 67 % et industrie 15 %. 2019 : agriculture 15 % et industrie 23 %. Voir Peter Mertens : La classe ouvrière à l’ère des entreprises transnationales, Études marxistes, no 72, 2005, p. 17. Pour les chiffres récents, voir : ilo.org et data.worldbank.org.

13 Didier Eribon, Retour à Reims, Flammarion, 2018, p. 85, p. 85-86.

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